Mohammed khaïr-Eddine
Il était une fois un vieux couple heureux
Récit
Extrait :
Il but son thé à petites gorgées, fuma plusieurs cigarettes. Cette brusque escapade dans le passé avait rouvert certaines plaies qu'il croyait cicatrisées depuis longtemps. Il se revit errant de ville en ville à la recherche d'un travail, mais il n'y avait rien. La misère régnait partout et une grande épidémie de typhus emportait les plus faibles. Seuls les Européens étaient soignés à temps. Cette maladie sévissait surtout dans le peuple, chez les indigènes comme on les appelait alors. Il y avait des poux partout. Chez les Européens, les poux n'existaient pas. Certains esprits moqueurs disaient: « Qui n'a pas de poux n'est pas musulman ... » Les Français vivaient dans la propreté tandis que les indigènes s'entassaient les uns sur les autres dans des gourbis confinés. Plusieurs années de sécheresse avaient appauvri la campagne jadis riche en céréales qu'on exportait vers l'Europe. Maintenant, les paysans se nourrissaient de racines et de tubercules, eux aussi très rares. Les morts
se chiffraient par milliers : « C'est la racaille qui crève, disait-on. Bon débarras! » Les colons récupéraient ainsi des terres abandonnées. Ils foraient des puits, plantaient des orangers, semaient du blé. Ils prospéraient sur ces terres qui n'avaient vu que des cadavres. Les humbles fellahs d'autrefois se voyaient contraints de travailler au service des nouveaux maîtres pour survivre. Ceux qui avaient eu la chance d'être engagés pouvaient compter sur l'aide du maître. Ils étaient alors pris en charge, soignés, bien nourris et ils pouvaient échapper au sort tragique qui décimait les gens des noualas et autres hameaux qu'on finissait par déserter pour fuir une mort certaine. Des masses d’hommes envahissaient les villes et retrouvaient parqués dans des bidonvilles déjà surpeuplés. Rares étaient ceux qui travaillaient. En Europe, la Guerre durait, depuis deux ans. Seules les usines d'armement allemandes fonctionnaient. La France était sous la botte nazie, mais les autorités coloniales, qui étaient vichystes, envoyaient tout en métropole. Il n'y avait donc rien à manger pour les autochtones.Avec le débarquement américain de 1942, qui cloua au sol la flotte aérienne française fidèle au maréchal Pétain, 1es choses se remirent à fonctionner à peu près normalement. On ouvrit des chantiers, le dollar coula à flot. Les bases militaires américaines employant beaucoup de Marocains, l'arrière-pays en profita. On soignait les malades. Du jour au lendemain le typhus disparut. Et, comme par hasard, la pluie se remit à tomber. Les campagnes reverdirent. On se remit à procréer. L'armée française engagea des jeunes qu'on envoyait sur les fronts d'Europe, en Italie et ailleurs. On rendait hommage à la bravoure du Marocain tout en oubliant qu'on l'avait jusque-là méprisé. On promit même l'indépendance à Mohammed V, lorsque la Guerre serait finie, mais on oublia ce serment. L'euphorie des lendemains de la Guerre était telle qu'on recommença à traiter le colonisé de sous-homme, de turbulent et d'ignorant congénital. D'arriéré pathologique en quelque sorte. Le Marocain ouvrit des écoles privées pour instruire ses enfants. Il lutta fermement pour sa liberté. Les prisons étaient pleines à craquer de résistants. Les exécutions sommaires étaient monnaie courante. On en était là au moment où le Mokhazni était venu se renseigner sur les fugitifs recherchés par la police. Bouchaïb l'avait renvoyé sans autre forme de procès. Ils étaient bel et bien au village. Ils se rendaient même au souk de temps en temps, mais ils savaient se fondre dans la foule et disparaître au bon moment On entendait depuis quelques jours l'explosion de mines… C'était l'un de ces recherchés qui brisait un flanc de la montagne pour agrandir sa maison. Il avait besoin de pierre pour cela. Il avait réussi le tour de force de se faire délivrer, par le capitaine commandant le canton une autorisation d'achat d'explosifs. Il avait dû avait fournir une fausse identité sans doute. Ou soudoyer un fonctionnaire…Nul n'en savait rien. Bouchaïb, qui allait chez lui pour écouter la radio, la seule radio du village, était au courant de ce qui se passait dans les villes du Nord. Chaque jour, des traîtres étaient exécutés, des bombes explosaient dans les marchés européens et aux terrasses de certains cafés à l'heure de l'apéritif. Des journaux interdits se vendaient sous le manteau. On écoutait comme une parole sacrée La voix des Arabes émise depuis Le Caire. On avait le moral car on estimait qu'on pouvait gagner. En Algérie même et après la défaite de Diên Biên Phu, la guerre de libération avait commencé. Le colonialiste était aux abois mais il ne l'admettait pas encore. On n'en était pas encore là. Il allait se ruiner dans cette aventure et accepter l'inacceptable, à savoir l'indépendance des opprimés.
……………………………………………………………………………………………………….
- Une escapade : une fugue ; ici le mot est utilisé au sens figuré pour signifier « action de se remémorer le passé : « cette brusque escapade dans le passé… »
- Une plaie : une blessure ; une entaille, une déchirure apparente. Ici, le terme est une employé au sens figuré ; il signifie « des souvenirs douloureux » . la locution « rouvrir une plaie » signifie « raviver une ancienne douleur »
- « Il se revit » : le narrateur évoque des souvenirs. Le verbe pronominal « se revoir » signifie « voir de nouveau en esprit, par la mémoire ».
Bouchaïb se remémore donc le passé : «Cette brusque escapade dans le passé », son passé et celui de son pays, les deux étant indissociables.
- « Une grande épidémie de typhus » : Le typhus est une maladie transmissible qui a déterminé au Maroc des épidémies très meurtrières entre1913-1914 puis entre1943-1944. Elle est propagée par les poux du corps et des vêtements. C'est donc contre ces parasites et contre la malpropreté tant du corps que du logement qu'il faut lutter pour se prémunir contre cette affection redoutable qui sévit surtout en temps de famine.
Les mesures prophylactiques sont les suivantes : bains fréquents avec savonnage de tout le corps ; lavage des linges à l'eau bouillante, désinfection des vêtements à 1’étuve à vapeur , lavage du sol des chambres (carrelages, ciment, dallage, planchers) avec une solution d’eau de Javel.
-« indigène » : qui appartient à un groupe ethnique existant dans un pays d'outre-mer avant sa colonisation.
-« tandis que » : locution conjonctive marquant l'opposition dans la simultanéité, et par extension l'opposition : alors que, à un moment où au contraire…
« Les morts se chiffraient par milliers …Les colons récupéraient ainsi des terres abandonnées ».
-« Gourbi », n.m: habitation rudimentaire en Afrique du Nord (une cabane, une hutte). Au niveau familier, un gourbi est une habitation misérable et sale (une cambuse, un taudis).
-« Nouala » : habitation de fortune ; cabane en torchis au Maghreb.
- Un tubercule : racine pivotante très renflée de certaines plantes comestibles (patate, pomme de terre, radis, navet, etc.).
- La racaille : les gens sans importance, la canaille, la populace.
Antigone, Jean Anouilh
1944
Personnages :
Antigone, fille d’Oedipe
Créon, roi de Thèbes
Hémon, fils de Créon
Ismène, fille d’Oedipe
Le Choeur
La Nourrice
Le Messager
Les Gardes
Un décor neutre. Trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les personnages sont en scène. Ils bavardent, tricotent, jouent aux cartes. Le Prologue se détache et s’avance.
Le prologue
Voilà. Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure, qu’elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout... Et, depuis que ce rideau s’est levé, elle sent qu’elle s’éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n’avons pas à mourir ce soir. Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l’heureuse Ismène, c’est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d’Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu’Antigone ; et puis un soir, un soir de bal où il n’avait dansé qu’avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et il lui a demandé d’être sa femme. Personne n’a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit « oui » avec un petit sourire triste... L’orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons, et voilà, maintenant, lui, il allait être le mari d’Antigone. Il ne savait pas qu’il ne devait jamais exister de mari d’Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir. Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c’est Créon. C’est le roi. Il a des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d’Oedipe, quand il n’était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Oedipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches, et il a pris leur place. Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s’il n’est pas vain de conduire les hommes. Si cela n’est pas un office sordide qu’on doit laisser à d’autres, plus frustes... Et puis, au matin, des problèmes précis se posent, qu’il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée. La vieille dame qui tricote, à côté de la nourrice qui a élevé les deux petites, c’est Eurydice, la femme de Créon. Elle tricotera pendant toute la tragédie jusqu’à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne, digne, aimante. Elle ne lui est d’aucun secours. Créon est seul. Seul avec son petit page qui est trop petit et qui ne peut rien non plus pour lui. Ce garçon pâle, là-bas, au fond, qui rêve adossé au mur, solitaire, c’est le Messager. C’est lui qui viendra annoncer la mort d’Hémon tout à l’heure. C’est pour cela qu’il n’a pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres. Il sait déjà... Enfin les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leurs chapeaux sur la nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout le monde, mais ils vous empoigneront les accusés le plus tranquillement du monde tout à l’heure. Ils sentent l’ail, le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus de toute imagination. Ce sont les auxiliaires toujours innocents et toujours satisfaits d’eux-mêmes, de la justice. Pour le moment, jusqu’à ce qu’un nouveau chef de Thèbes dûment mandaté leur ordonne de l’arrêter à son tour, ce sont les auxiliaires de la justice de Créon. Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire. Elle commence au moment où les deux fils d’Oedipe, Etéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle l’aîné, au terme de la première année de pouvoir, ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts et Créon, le roi, a ordonné qu’à Etéocle, le bon frère, il serait fait d’imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals... Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort.
Pendant que le Prologue parlait, les personnages sont sortis un à un. Le Prologue disparaît aussi. L’éclairage s’est modifié sur la scène. C’est maintenant une aube grise et livide dans une maison qui dort. Antigone entr’ouvre la porte et rentre de l’extérieur sur la pointe de ses pieds nus, ses souliers à la main. Elle reste un instant immobile à écouter. La nourrice surgit.
La nourrice
D’où viens-tu ?
Antigone
De me promener, nourrice. C’était beau. Tout était gris. Maintenant, tu ne peux pas savoir, tout est déjà rose, jaune, vert. C’est devenu une carte postale. Il faut te lever plus tôt, nourrice, si tu veux voir un monde sans couleurs. Elle va passer.
La nourrice
Je me lève quand il fait encore noir, je vais à ta chambre, pour voir si tu ne t’es pas découverte en dormant et je ne te trouve plus dans ton lit !
Antigone
Le jardin dormait encore. Je l’ai surpris, nourrice. Je l’ai vu sans qu’il s’en doute. C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes.
La nourrice
Tu es sortie. J’ai été à la porte du fond, tu l’avais laissée entrebâillée.
Antigone
Dans les champs, c’était tout mouillé, et cela attendait. Tout attendait. Je faisais un bruit énorme toute seule sur la route et j’étais gênée parce que je savais bien que ce n’était pas moi qu’on attendait. Alors j’ai enlevé mes sandales et je me suis glissée dans la campagne sans qu’elle s’en aperçoive...
La nourrice
Il va falloir te laver les pieds avant de te remettre au lit.
Antigone
Je ne me recoucherai pas ce matin.
La nourrice
A quatre heures ! Il n’était pas quatre heures ! Je me lève pour voir si elle n’était pas découverte. Je trouve son lit froid et personne dedans.
Antigone
Tu crois que si on se levait comme ça tous les matins, ce serait tous les matins aussi beau, nourrice, d’être la première fille dehors ?
La nuit ! C’était la nuit ! Et tu veux me faire croire que tu as été te promener, menteuse ! D’où viens-tu ?
Antigone a un étrange sourire.
C’est vrai, c’était encore la nuit. Et il n’y avait que moi dans toute la campagne à penser que c’était le matin. C’est merveilleux, nourrice. J’ai cru au jour la première aujourd’hui.
La nourrice
Fais la folle ! Fais la folle ! Je la connais, la chanson. J’ai été fille avant toi. Et pas commode non plus, mais dure tête comme toi, non. D’où viens-tu, mauvaise ?
Antigone, soudain grave.
Non. Pas mauvaise .
La nourrice
Tu avais un rendez-vous, hein ? Dis non, peut-être.
Antigone, doucement.
Oui. J’avais un rendez-vous.
La nourrice
Tu as un amoureux ?
Antigone, étrangement, après un silence.
Oui, nourrice, oui, le pauvre. J’ai un amoureux.
La nourrice éclate.
Ah ! c’est du joli ! c’est du propre ! Toi, la fille d’un roi ! Donnez-vous du mal ; donnez-vous du mal pour les élever ! Elles sont toutes les mêmes ! Tu n’étais pourtant pas comme les autres, toi, à t’attifer toujours devant la glace, à te mettre du rouge aux lèvres, à chercher à ce qu’on te remarque. Combien de fois je me suis dit : « Mon Dieu, cette petite, elle n’est pas assez coquette ! Toujours avec la même robe, et mal peignée. Les garçons ne verront qu’Ismène avec ses bouclettes et ses rubans et ils me la laisseront sur les bras. » Hé bien, tu vois, tu étais comme ta sœur, et pire encore, hypocrite ! Qui est-ce ? Un voyou, hein, peut-être? Un garçon que tu ne peux pas dire à ta famille : « Voilà, c’est lui que j’aime, je veux l’épouser. « C’est ça, hein, c’est ça ? Réponds donc, fanfaronne !
Antigone a encore un sourire imperceptible.
Oui, nourrice.
La nourrice
Et elle dit oui ! Miséricorde ! Je l’ai eue toute gamine ; j’ai promis à sa pauvre mère que j’en ferais une honnête fille, et voilà ! Mais ça ne va pas se passer comme ça, ma petite. Je ne suis que ta nourrice, et tu me traites comme une vieille bête ; bon ! mais ton oncle, ton oncle Créon saura. je te le promets !
Antigone, soudain un peu lasse
Oui, nourrice, mon oncle Créon saura. Laisse-moi, maintenant.
La nourrice
Et tu verras ce qu’il dira quand il apprendra que tu te lèves la nuit. Et Hémon ? Et ton fiancé? Car elle est fiancée ! Elle est fiancée et à quatre heures du matin elle quitte son lit pour aller courir avec un autre. Et ça vous répond qu’on la laisse, ça voudrait qu’on ne dise rien. Tu sais ce que je devrais faire ? Te battre comme lorsque tu étais petite.
Antigone
Nounou, tu ne devrais pas trop crier. Tu ne devrais pas être trop méchante ce matin.
La nourrice
Pas crier ! Je ne dois pas crier par dessus le marché ! Moi qui avais promis à ta mère... Qu’est-ce qu’elle me dirait, si elle était là ? « Vieille bête, oui, vieille bête, qui n’as pas su me la garder pure, ma petite. Toujours à crier, à faire le chien de garde, à leur tourner autour avec des lainages pour qu’elles ne prennent pas froid ou des laits de poule pour les rendre fortes ; mais à quatre heures du matin tu dors, vieille bête, tu dors, toi qui ne peux pas fermer l’oeil, et tu les laisses filer, marmotte, et quand tu arrives, le lit est froid ! » Voilà ce qu’elle me dira ta mère, là-haut, quand j’y monterai, et moi j’aurai honte, honte à en mourir si je n’étais pas déjà morte, et je ne pourrai que baisser la tête et répondre : « Madame Jocaste, c’est vrai ».
Antigone
Non, nourrice. Ne pleure plus. Tu pourras regarder maman bien en face, quand tu iras la retrouver. Et elle te dira : « Bonjour, nounou, merci pour la petite Antigone. Tu as bien pris soin d’elle ». Elle sait pourquoi je suis sorti ce matin.
La nourrice
Tu n’as pas d’amoureux ?
Antigone
Non, nounou.
La nourrice
Tu te moques de moi, alors ? Tu vois, je suis trop vieille. Tu étais ma préférée, malgré ton sale caractère. Ta soeur était plus douce, mais je croyais que c’était toi qui m’aimais. Si tu m’aimais, tu m’aurais dit la vérité. Pourquoi ton lit était-il froid quand je suis venu te border ?
Antigone
Ne pleure plus, s’il te plaît, nounou. (Elle l’embrasse) Allons, ma vieille bonne pomme rouge. Tu sais quand je te frottais pour que tu brilles ? Ma vieille pomme toute ridée. Ne laisse pas couler tes larmes dans toutes les petites rigoles, pour des bêtises comme cela pour rien. Je suis pure, je n’ai pas d’autre amoureux qu’Hémon, mon fiancé, je te le jure. Je peux même te jurer, si tu veux, que je n’aurai jamais d’autre amoureux... Garde tes larmes, garde tes larmes ; tu en auras peut-être besoin encore, nounou. Quand tu pleures comme cela, je redeviens petite... Et il ne faut pas que je sois petite ce matin.
Entre Ismène.
Ismène
Tu es déjà levée ? Je viens de ta chambre.
Antigone
Oui, je suis déjà levée.
La nourrice
Toutes les deux alors ! ... Toutes les deux vous allez devenir folles et vous lever avant les servantes ? Vous croyez que c’est bon d’être debout le matin à jeun, que c’est convenable pour des princesses ? Vous n’êtes seulement pas couvertes. Vous allez voir que vous allez encore me prendre mal.
Antigone
Laisse-nous, nourrice. Il ne fait pas froid, je t’assure ; c’est déjà l’été. Va nous faire du café. (Elle s’est assise, soudain fatiguée) .Je voudrais bien un peu de café, s’il te plaît, nounou. Cela me ferait du bien.
La nourrice
Ma colombe ! La tête lui tourne d’être sans rien et je suis là comme une idiote au lieu de lui donner quelque chose de chaud. Elle sort vite.
Ismène
Tu es malade ?
Antigone
Ce n’est rien. Un peu de fatigue. (Elle sourit) C’est parce que je me suis levée tôt.
Ismène
Moi non plus, je n’ai pas dormi.
Antigone sourit encore.
Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain.
Ismène
Ne te moque pas.
Antigone
Je ne me moque pas. Cela me rassure ce matin, que tu sois belle. Quand j’étais petite, j’étais si malheureuse, tu te souviens ? Je te barbouillais de terre, je te mettais des vers dans le cou. Une fois, je t’ai attachée à un arbre et je t’ai coupé tes cheveux, tes beaux cheveux... (Elle caresse les cheveux d’Ismène) Comme cela doit être facile de ne pas penser de bêtises avec toutes ces belles mèches lisses et bien ordonnées autour de la tête !
Ismène, soudain.
Pourquoi parles-tu d’autre chose ?
Antigone, doucement, sans cesser de lui caresser les cheveux
Je ne parle pas d’autre chose...
Ismène
Tu sais, j’ai bien pensé, Antigone.
Antigone
Oui.
Ismène
J’ai bien pensé toute la nuit. Tu es folle.
Antigone
Oui.
Ismène
Nous ne pouvons pas
Antigone, après un silence, de sa petite voix.
Pourquoi ?
Ismène
Il nous ferait mourir.
Antigone
Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller enterrer notre frère. C’est comme cela que ç’a été distribué. Qu’est-ce que tu veux que nous y fassions ?
Ismène
Je ne veux pas mourir.
Antigone, doucement.
Moi aussi j’aurais bien voulu ne pas mourir
Ismène
Écoute, j’ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l’aînée. Je réfléchis plus que toi. Toi, c’est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c’est une bêtise. Moi, je suis plus pondérée. Je réfléchis.
Antigone
Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.
Ismène
Si, Antigone. D’abord c’est horrible, bien sûr, et j’ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle.
Antigone
Moi je ne veux pas comprendre un peu.
Ismène
Il est le roi, il faut qu’il donne l’exemple.
Antigone
Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l’exemple, moi... Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone, la sale bête, l’entêtée, la mauvaise, et puis on la met dans un coin ou dans un trou. Et c’est bien fait pour elle. Elle n’avait qu’à ne pas désobéir.
Ismène
Allez ! Allez ! ... Tes sourcils joints, ton regard droit devant toi et te voilà lancée sans écouter personne. Ecoute-moi. J’ai raison plus souvent que toi.
Antigone
Je ne veux pas avoir raison.
Ismène
Essaie de comprendre au moins !
Antigone
Comprendre... Vous n’avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu’on ne peut pas toucher à l’eau, à la belle et fuyante eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu’on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu’on a dans ses poches au mendiant qu’on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu’à ce qu’on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant.
Ismène
Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi. Et ils pensent tous comme lui dans la ville. Ils sont des milliers et des milliers autour de nous, grouillant dans toutes les rues de Thèbes.
Antigone
Je ne t’écoute pas
Ismène
Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille bars, leurs mille visages et leur unique regard. Ils nous cracheront à la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la charrette avec leur odeur et leurs rires jusqu’au supplice. Et là, il y aura les gardes avec leurs têtes d’imbéciles, congestionnés sur leurs cols raides, leurs grosses mains lavées, leur regard de bœuf -qu’on sent qu’on pourra toujours crier, essayer de leur faire comprendre, qu’ils vont comme des nègres et qu’ils feront tout ce qu’on leur a dit scrupuleusement, sans savoir si c’est bien ou mal... Et souffrir ? Il faudra souffrir, sentir que la douleur monte, qu’elle est arrivée au point où l’on ne peut plus la supporter ; qu’il faudrait qu’elle s’arrête, mais qu’elle continue pourtant et monte encore, comme une voix aiguë... Oh ! je ne peux pas, je ne peux pas...
Antigone
Comme tu as bien tout pensé !
Ismène
Toute la nuit. Pas toi ?
Antigone
Si, bien sûr.
Ismène
Moi, tu sais, je ne suis pas très courageuse.
Antigone, doucement.
Moi non plus. Mais qu’est-ce que cela fait ?
Il y a un silence, Ismène demande soudain :
Tu n’as donc pas envie de vivre, toi ?
Antigone, murmure.
Pas envie de vivre... (Et plus doucement encore, si c’est possible) Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir l’air froid sur sa peau nue ? Qui se couchait la dernière, seulement quand elle n’en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la nuit ? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu’il y avait tant de petites bêtes, tant de brins d’herbe dans le près et qu’on ne pouvait pas tous les prendre ?
Ismène a un élan soudain vers elle.
Ma petite sœur...
Antigone se redresse et crie.
Ah, non ! Laisse-moi! Ne me caresse pas ! Ne nous mettons pas à pleurnicher ensemble, maintenant. Tu as bien réfléchi, tu dis ? Tu penses que toute la ville hurlante contre toi, tu penses que la douleur et la peur de mourir c’est assez ?
Ismène baisse la tête.
Oui
Antigone
Sers-toi de ces prétextes.
Ismène se jette contre elle.
Antigone ! Je t’en supplie! C’est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles. Toi, tu es une fille.
Antigone, les dents serrées.
Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d’être une fille !
Ismène
Ton bonheur est là devant toi et tu n’as qu’à le prendre. Tu es fiancée, tu es jeune, tu es belle...
Antigone, sourdement.
Non, je ne suis pas belle.
Ismène
Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien que c’est sur toi que se retournent les petits voyous dans la rue ; que c’est toi que les petites filles regardent passer, soudaines muettes, sans pouvoir te quitter des yeux jusqu’à ce que tu aies tourné le coin.
Antigone a un imperceptible sourire.
Des voyous, des petites filles...
Ismène, après un temps.
Et Hémon, Antigone ?
Antigone, fermée
Je parlerai tout à l’heure à Hémon: Hémon sera tout à l’heure une affaire réglée.
Ismène
Tu es folle.
Antigone, sourit.
Tu m’as toujours dit que j’étais folle, pour tout, depuis toujours. Va te recoucher, Ismène... Il fait jour maintenant, tu vois, et, de toute façon, je ne pourrai rien faire. Mon frère mort est maintenant entouré d’une garde exactement comme s’il avait réussi à se faire roi. Va te recoucher. Tu es toute pâle de fatigue.
Ismène
Et toi ?
Antigone
Je n’ai pas envie de dormir... Mais je te promets que je ne bougerai pas d’ici avant ton réveil. Nourrice va m’apporter à manger. Va dormir encore. Le soleil se lève seulement. Tu as les yeux tout petits de sommeil. Va...
Ismène
Je te convaincrai, n’est-ce pas ? Je te convaincrai ? Tu me laisseras te parler encore ?
Antigone, un peu lasse.
Je te laisserai me parler, oui. Je vous laisserai tous me parler. Va dormir maintenant, je t’en prie. Tu serais moins belle demain. (Elle la regarde sortir avec un petit sourire triste, puis elle tombe soudain lasse sur une chaise.) Pauvre Ismène !